Les petits vieux


       Samedi, 7 heures. Le boulevard dort encore. Au carrefour, j’imagine seuls des camions qui livrent les restaurants. Les fenêtres des appartements, de l’autre côté du boulevard, sont pour la plupart éteintes. Comme sans vie. Je prends mon petit déjeuner, sans lumière aucune. Hier, avant de me coucher, j’ai préparé mes tranches de pain pour ce matin.
       En face, au cinquième étage, ma vue s’attarde sur un appartement que nulle lumière n’éclaire ce qui doit être le salon et le living. Le petit rideau qui cache une pièce exiguë vient d’être ramené du côté gauche et un luminaire répand son doux faisceau de clarté sur ce qui doit être une cuisine. Deux silhouettes se découpent derrière la croisée.
       Une petite vieille en peignoir rose s’incline d’un côté, observe le boulevard, tandis que son conjoint la rejoint. Ils doivent avoir parcouru un long chemin, ensemble, main dans la main. Peut-être habitaient-ils à la campagne dans quelque ferme et prennent-ils leur retraite à la ville pour ne pas être trop éloignés des centres commerciaux. Il se peut qu’ils eussent toujours habité la Cité, où il était fonctionnaire à l’État et elle institutrice ?
       En buvant mon bol de café au lait, je les imagine faisant les mêmes gestes que les miens. Ils avalent le liquide avec ou sans lait et deux sucres, mangent lentement leurs tartines et leurs bâtons de chocolat belge ; ils se sourient contents d’eux, en repoussant leurs soucoupes et se regardent avec un léger sourire en éloignant leurs planches à tartiner, heureux d’être toujours unis.
       Je n’imagine pas cet homme chauve en train de fumer la cigarette d’un geste machinal qui n’a rien de personnel ; le soir, après dîner, je l’imagine dans son fauteuil en train de lire quelque journal, tandis que maman répond au mobile qu’il lui a acheté. Papa n’a jamais su s’en servir. Il dira, certainement, comme toujours à la même heure : »— Voyons quelles catastrophes ils nous annoncent encore ! ». Et elle de répondre : » — Tu les as lues ce matin, non ? » »–– Et depuis ce matin, il ne s’est rien passé, tu crois ? », grommellera-t-il.
       Nous n’y sommes pas. Maintenant, le boulevard s’anime peu à peu, on nettoie les trottoirs et les rues larges qui bordent la grande allée d’arbres du boulevard qu’occupent les défilés et activités de toutes sortes. J’écris en écoutant la radio. J’écris lentement, je suis un auteur lent. 
       En face, mes petits vieux doivent se dire des mots qu’on ne peut prononcer qu’à leur âge : »— As-tu bien dormi ? » »— Oui. Et toi ? » »— J’ai rêvé que nos enfants allaient venir nous dire bonjour ! Tu crois qu’ils viendront ? » Il ne répondra pas. Il a compté le nombre d’années où ils n’étaient plus venus les visiter. Ça fait longtemps. Elle, avec son cœur de mère, elle les attend encore, comme s’ils allaient accourir du jour au lendemain. Lui, il sait qu’ils ont honte de leurs parents, parce qu’ils sont des pauvres.
       C’est toujours impressionnant, lorsqu’on partage les secrets d’autrui, par stylographe interposé, de deviner les choses. Des secrets qui ne sont qu’imaginaires, quand ma plume s’écrase sur le papier, et qui pourraient cependant être véridiques. J’observe ces vies, je les devine, sans pour autant entrer dans leur intimité. Je regarde cette lumière, je la sens qui donne à la cuisine une atmosphère bienfaisante. Il y a-t-il du papier peint, avec des fleurs, sur les murs ? Mes deux vieux se regardent sans rien se promettre, comme disait Brel.
       Ils sourient, l’un l’autre de concert, et se lèvent. » —Tu te laves, le premier ? » »— Non, vas y, je me bourre une pipe ! » Il est le canonnier qui charge sa pipe avec du tabac, comme l’autre le fut du canon avec un obus. Il se dirige vers son râtelier, laisse planer sa main sur les sept péchés capitaux qui soutiennent les pipes qui sont à côté de son fauteuil, en saisit une qui sera la pipe de ce samedi. Elle connaît tout ce rituel familier.
       Ils iront peut-être dans une grande surface, comme tous les samedis, parce que ce fut une habitude qui avait été prise depuis longtemps. Il entend l’eau qui ruisselle sur le corps de sa femme, le savon tombe, la brosse pour se frotter le dos aussi. »— Elle est cassée ! » dit-elle, l’air triste. »— S’il s’agit de la brosse, nous irons en acheter une neuve chez Carrefour ! »
       Il s’est levé de son fauteuil vert, à grand-peine, et s’est dirigé vers la salle de douche. De la chambre, il entend : »— J’ai mis une nouvelle lame à ton rasoir ! » Il la  remercie, met un drap humide et chaud sur ses joues avant d’y étendre la pâte  à raser à l’aide de son blaireau.
       Le ciel s’est détaché du sol, comme tous les jours, par la magie du Créateur. Ma petite vieille est venue, vêtue d’un peignoir de bain, chercher quelque chose, je ne sais quoi, et s’en est allée à nouveau, tandis que son conjoint tourne autour de la table la pipe aux dents, en cherchant aussi quelque chose. »–– Tu n’es pas encore rasé ? »
       Les odeurs et l’atmosphère de cet appartement sont certainement différentes des autres lieux. Même d’ici… surtout d’ici. Ici où l’atmosphère n’est pas aussi palpable que chez eux.
       Mes deux petits vieux semblent avoir peur de quitter leur nid douillet, peur d’affronter la foule, les visages de ceux qui souffrent comme les SDF, les sans-papiers, les sans-grades et les hommes politiques, mais ça flair bon d’être deux.
       Est-ce qu’ils m’aperçoivent, en train d’écrire comme un plouc dans mon cahier de notes personnelles que je tiens depuis toujours ? Certes non. Mais, c’est un bonheur pour moi, de les imaginer à ma façon, de les raconter dans un récit. Je l’entends dire : »–– On est bien, hein ? » et elle de répondre doucement : »–– Oui ». Souvent, il n’y a pas besoin de mots, pour décrire les instants du bonheur. Un regard suffit, un battement de cils, chez elle, la bouche qui s’élargit, chez lui, sa bouche donne à sa physionomie une expression comique.
       Quant elle est sortie de la salle de douche, elle  constate avec joie que, comme tous les matins, il a fait leur petite vaisselle. Ses cheveux clairs sont tout mouillés. Le soleil doit faire briller son crâne, les jours de beau temps.  Le regard sur le boulevard, par la fenêtre, la lumière de l’appartement a été soufflée comme une bougie. La vie a comme cessé d’être, et pourtant, en face, ils sont tous les deux à s’habiller pour se diriger vers les grands magasins.
       Je finis mon café, débarrasse ma table et me dirige à mon tour vers la salle de douche où j’entends une voix imaginaire me demander : »— Tu vas te raser ? », je ne sais pas pourquoi, j’ai répondu : » — Oui. ».
       Un peu à la manière de mes petits vieux.
Liège, Belgique, août 2014




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