Sous les feuillages de Chevront



       Vendée. Le maire de ce bourg qui n’est situé sur aucune carte allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévînt que le garde champêtre l’attendait à la mairie avec deux prisonniers. Il s’y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre, le père Anonyme, debout et surveillant d’un air sévère un couple de bourgeois murs.
       L’homme, un bon vivant, au nez rouge et aux cheveux rares, semblait accablé ; tandis que la femme, une très jolie dame endimanchée très mince et avenante, aux joues luisantes, regardait d’un œil de défi l’agent de l’autorité qui les avait captivés.
       Le maire demanda :
       — Qu’est-ce que c’est, père Anonyme ?
       Le garde champêtre fit sa déposition. Il était sorti le matin, à l’heure ordinaire, pour accomplir sa tournée du côté des bois de Chevront jusqu’à la frontière du village. Il n’avait rien remarqué d’insolite dans la campagne sinon qu’il faisait beau temps et que les blés allaient bien, quand le fils des Montier, qui binait sa vigne, avait crié :
       — Hé, père Anonyme, allez voir au bord du bois, au premier taillis, vous y trouverez un couple de pigeons qu’ont bien cent trente ans à eux deux.
       Il était parti dans la direction indiquée ; il était entré dans le fourré et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent supposer un flagrant délit de mauvaises mœurs.
       Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre un braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il s’abandonnait à son instinct.
       Le maire stupéfait considéra les coupables. L’homme comptait bien soixante ans et la femme au moins cinquante.
       Il se mit à les interroger, en commençant par l’homme, qui répondait d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine.
       — Votre nom ?
       — Beauvais.
       — Quelle est votre profession ?
       — Rentier.
       — Ce n’est pas une profession…
       — Pour moi, si ; je suis rentier, j’habite rue des Martyrs.
       — À Paris ?
       — Oui.
       — Qu’est-ce que vous faites dans ce bois ?
       Beauvais demeura muet, les yeux baissés sur ses souliers, les mains à plat sur ses cuisses.
       Le maire dit :
       —Niez-vous ce qu’affirme l’agent de l’autorité municipale ?
       — Non, monsieur.
       — Alors, vous avouez ?
       — Oui, monsieur.
       — Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
       — Rien, monsieur.
       — Où avez-vous rencontré votre complice ?
       — C’est mon amie, monsieur.
       — Votre amie ?
       — Oui, monsieur.
       — Alors vous vivez donc ensemble, à Paris ?
       — Pardon, monsieur, nous vivons ensemble, sans vivre ensemble !
       — Je ne comprends pas.
       — Nous vivons ensemble par une même amitié.
       — Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur, de venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin.
       Beauvais était prêt à pleurer de honte. Il murmura :
       — C’est elle qui a voulu ça ! Je lui disais bien que c’était dangereux. Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous savez... elle ne l’a pas ailleurs… Et je suis timide, monsieur…
       Le maire, qui aimait l’esprit gaulois, sourit et dit :
       — Dans votre cas, c’est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne seriez pas ici si elle ne l’avait eu que dans la tête.
       Alors une colère saisit M. Beauvais, et se tournant vers son amie :
       — Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie ? Et nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat aux mœurs ! Il nous faudra abandonner nos biens et changer de quartier !
       Mme Beauvais se leva, et, sans regarder son compagnon, elle s’expliqua sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation.
       — Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules. Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux comme une pauvre femme ; et j’espère que vous voudrez bien nous renvoyer chez nous, et nous épargner la honte des poursuites.
       « Autrefois, quand j’étais plus jeune, j’ai fait la connaissance de mon mari dans une autre ville. Nous avons divorcé, il y a quelques années, et j’ai eu le coup de foudre pour ce petit village. J’ai rencontré, M. Beauvais, par Internet interposé, grâce à ma sœur Françoise qui s’est trouvé un compagnon dernièrement.
       « Ce fut grâce à Françoise que je connus M. Beauvais. Il était écrivain ; moi, à la retraite. Je me rappelle que nous nous sommes beaucoup écrits ; c’est comme si c’était hier.
       « Un jour, M. Beauvais m’annonça, par internet, qu’il souhaitait me rencontrer un jour prochain. Je compris ce qu’il voulait, mais je répondis que c’était inutile. J’étais sage, monsieur.
       « Quelques semaines plus tard, je dis à M. Beauvais que l’on pouvait se rencontrer. Je fixai le lieu de rendez-vous. Il était bien de sa personne. Pourtant, j’étais décidée à ne pas céder.
       « Ici, à Chevront, il faisait un temps superbe, de ces temps qui vous chatouillent le coeur. Moi, quand il fait beau, aussi bien maintenant qu’autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand je suis à la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui chantent, les blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, l’odeur de l’herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me rend folle ! C’est comme le champagne quand on n’en n’a pas l’habitude !
       « Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant. Françoise et son compagnon s’embrassaient toutes les minutes ! Ça me faisait quelque chose de les voir. M. Beauvais et moi nous marchions derrière eux, sans ne guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se dire. Il avait l’air timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir embarrassé.
       « Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un bain, et tout le monde s’assit sur l’herbe. Françoise et son ami plaisantaient à propos de mon air sévère ; vous comprenez bien que je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà qu’ils recommencent à s’embrasser sans plus se gêner que si nous n’étions pas là ; et puis, ils se sont parlés tout bas ; et puis, ils se sont levés et ils sont partis sous les feuillages sans rien dire.
       « Jugez quelle sotte figure je faisais, moi, en face de ce garçon que je voyais pour la première fois. Je me sentais tellement confuse de les voir partir ainsi que ça me donna du courage ; et je me suis mise à parler. Je lui demandai ce qu’il faisait ; c’était un petit rentier, me dit-il, un rentier involontaire, à la suite d’une invalidité. Il semblait avoir honte de l’évoquer ; il écrivait pour meubler son temps depuis de nombreuses années, sans pour autant que cela lui rapportât le moindre denier. Nous causâmes donc quelques instants ; ça l’enhardit, lui, mais il ne voulut pas prendre des privautés ; je l’aurais remis à sa place, et vite encore. Est-ce vrai, monsieur Beauvais ?
       M. Beauvais, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas, tandis qu’elle poursuivait :
       — Il a compris que j’étais sage, ce garçon, et il s’est mis à me faire la cour gentiment, en honnête homme. Depuis ce jour, il est revenu souvent. Il était très amoureux de moi, monsieur. Et moi aussi je l’aimais beaucoup, mais là, beaucoup ! C’est un bon garçon qui a compris les raisons de mon divorce et mon goût de la campagne. J’ai beaucoup de choses à faire, ici, vous ne pouvez pas savoir ; je m’occupe d’une personne âgée et lui sers de taxi, je fais mes courses quand je peux, parce que les commerces ne sont pas à la porte d’à-côté ; j’essaye de tondre ma pelouse, quand j’en ai le temps.
       « Je suis très désorganisée ces temps derniers ; outre d’avoir mal partout, je me suis réessayée à faire du cheval, alors que je n’en n’avais plus monté depuis quarante ans. Résultat : je suis tombée ! M. Beauvais m’a grondée, dans un e-mail, me disant : « — C’est comme si j’essayais de rouler à vélo ! Je n’ai jamais pu en faire ! »
       « Est-ce que j’avais autre chose en tête, depuis ma première rencontre avec M. Beauvais ? On pense plus aux fleurettes, qu’à nos occupations et nous vieillissions, peu à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles ; on ne regrette rien tant qu’on ne s’aperçoit pas qu’une amitié vous manque.
       « Et puis, monsieur, peu à peu, nous nous sommes rassurés sur l’avenir ! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s’est passé en moi, non, vraiment, je ne sais pas !
       « Voilà que je me suis remise à rêver comme une petite pensionnaire. La vue des voiturettes de fleurs qu’on traîne dans les rues me tirait des larmes. L’odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil et me faisait battre le coeur ! Alors je me levais et je m’en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel entre les toits.
       « Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a l’air d’une rivière, d’une longue rivière qui descend sur mon village en se tortillant ; et les hirondelles passent dedans comme des poissons. C’est bête comme tout, ces choses-là à mon âge ! Que voulez-vous, monsieur, autrefois, quand on a connu une vie moins belle, il vient un moment où on s’aperçoit qu’on aurait pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh ! oui, on regrette !
       « Songez donc, que, pendant des années, j’aurais pu aller cueillir des baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je songeais comme c’est bon d’être couché sous les feuilles en aimant quelqu’un ! Et j’y pensais tous les jours, toutes les nuits ! Et je rêvais de « clairs de lune » sur l’eau jusqu’à avoir envie de me noyer.
       « Je n’osais pas parler de ça à M. Beauvais dans les premiers temps. Je savais bien qu’il se moquerait de moi et qu’il me renverrait à mes occupations futiles. En me regardant dans ma glace, je me demandais si je disais encore quelque chose à quelqu’un ! À M. Beauvais ? Certes, on s’écrivait ; était-ce assez que de s’écrire dans un grande Amitié ? N’allait-il pas se lasser d’attendre mon bon vouloir d’une rencontre ?
       « Je me décidai et je lui proposai donc une partie de campagne à Chevront, comme je l’ai dit tout à l’heure. Il accepta sans défiance et nous voici arrivés, ce matin, vers les neuf heures.
       « Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça ne vieillit pas le coeur des femmes. Et, vrai, je ne voyais plus ma vie telle qu’elle était, mais telle qu’elle serait dans le futur ! Ça, je vous le jure, monsieur. Vrai de vrai, j’étais grise. Je me mis à l’embrasser ; il en fut plus étonné que si j’avais voulu l’assassiner. Il me répétait : »— Mais tu es folle, Mais tu es folle, ce matin. Qu’est-ce qui te prend ? »
       « Il me tutoyait ce qu’il n’avait jamais osé faire. Moi, je ne l’écoutais pas, je n’écoutais que mon coeur. Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà ! J’ai dit la vérité, monsieur le maire, toute la vérité.
       Le maire était un homme d’esprit. Il se leva, sourit, et dit: »—Allez en paix, madame, et ne péchez plus... sous les feuillages de Chevront. »
       Elle ne pécha plus sous les feuillages de Chevront, elle mourut lors d’un accident de voiture, alors qu’elle se rendait avec des connaissances dans une ville lointaine.
       Personne n’entendit plus parler de M. Beauvais, depuis ce jour !

                            Vendée, La Roche-sur-Yon, juin 2014,







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