TIPHANY, WILHEM ET LES AUTRES…


       La ressemblance entre le garçon et sa copine aurait coupé le souffle au plus blasé. On pouvait penser qu’ils étaient frère et sœur. Ce qui n’était pas le cas ; ils étaient simplement copain copine. Malgré ce, vous savez comment sont les gens, surtout quand on voyait qu’ils s’entendaient bien, on leur donnait le titre d’amants, ce qui n’était pas le cas. Cette histoire se déroula dans nos Ardennes, au centre et aux alentours de la ville de Vanette, inconnue sur les cartes.
       Les copains étaient très minces, bien que musclés, les traits fins, les cheveux courts, le regard à vous glacer le sang. Dans d’autres lieux et à bien des différences, Tiphany aurait pu ressembler à Lisbeth Salander, héroïne de la trilogie de Stieg Larsson intitulée Millénium ; avec son look d’adolescente qui possède un physique frêle mais une résistance hors du commun. Tiphany a les cheveux noirs, de nombreux tatouages et piercings et a pratiqué le karaté pendant de nombreuses années.
       Le crépuscule voilait Vanette. La ville était balayée par la bourrasque. Heurtés par le vent comme des quilles, les gens se précipitaient pour rentrer chez eux. De l’autre côté de l’avenue s’étendait Le Parc du Repos ; ce parc portait mal son nom, à cause des vandales qui s’y promenaient le jour comme de nuit. Il était devenu une masse noire et fourchue avec ses arbres pelés. À la différence de ce mois, cette histoire se déroule par un mois de mars cruel, violent et froid.
       Dieu sait pourquoi le diable avait décidé que les copains, dont nous parlons plus haut, se conduiraient d’étrange façon. Ceci se veut une autre affaire qui sera développée étrangement par la suite et, pourquoi pas, qui restera dans les annales. Nous imaginons la ville de Vanette et ses quartiers, ses endroits sombres où le Mal vous guète ; la jeune fille, Tiphany, et, Wilhem, le garçon, se faufilent parmi les voitures du parking.
       Ce fut là, par une nuit d’angoisse qui enveloppait Vanette que tout devait commencer. Terrés dans les abris, sous l’éclat des néons, les voitures semblaient teintes en rose et en bleu. Les jeunes gens avaient réussi à garer la BMW entre deux breaks chargés de paquets. Le supermarché allait fermer dans une demi-heure. Au milieu des chariots abandonnés, un enfant appelait sa mère.
       Après avoir quitté le parking, Wilhem et Tiphany suivirent la route principale. Mais bientôt, ils désertèrent le béton mitraillé par les phares des voitures et, dégringolant presque, s’enfoncèrent parmi les arbustes nus. Ils avançaient au pas de course et, vingt minutes plus tard, retrouvèrent une propriété. Elle était entourée par une frêle forêt râpée par l’hiver. En pénétrant sur le terrain par le côté droit, ils ne risquaient pas de passer dans le champ de vision de Mme Galmiche. Ils avancèrent sur un sol couvert de feuilles pourries et de branches cassées.
       Ils brisèrent une vitre et abaissèrent la poignée de la porte de service. Le couloir était aussi accueillant qu’un caveau. Wilhem hésita puis, suivant le filet de lumière de sa torche électrique, il retrouva le débarras du jardinier. Il y entra puis en ressortit en brandissant victorieusement la clef de la porte blindée qui séparait le garage de la maison. Tiphany le rejoignit. Ils entrèrent dans le garage et s’approchèrent de la voiture. Tiphany ouvrit la portière avant, côté passager. Elle ne put réprimer un haut-le-cœur devant l’image de cauchemar d’un crâne à la peau calcinée, aux pommettes sillonnées par les trajets de coups, une mâchoire entr’ouverte et des orbites vides.
       — Le lifting de Mlle Cercueil est raté, dit-elle d’une voix rauque. Il faudrait être médecin légiste pour deviner l’âge de la fille…    
       — Tu te trouves drôle ? demanda Wilhem.
       — Je pourrais aussi pleurer... de peur, chuchota-t-elle. Je fais ce que je peux...
       — Maintenant que tu l’as vue, on peut partir ?
       — Pour aller où ? Et avec quel argent ?
       — Partons, dit Wilhem.
       — On serait venus pour des clous ? Non ! Je vais essayer de trouver une indication. « On » nous a confié un travail contre monnaie sonnante, à nous d’obtenir des résultats. Tiens la lampe.
       Tiphany fit le tour du véhicule et ouvrit l’autre portière. Elle tenta de sortir ce qui restait du corps. La tête bascula en arrière et se détacha.
       Tiphany poussa un cri, recula, puis écarta le crâne avec le bout de son pied.
       — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Wilhem en claquant des dents.
       Le corps tomba sur le béton, en morceaux. Tiphany prit les chaussures et les examina. Elle y découvrit une marque italienne connue. Et aussi le nom d’un magasin puis celui d’une rue et de la ville Vienne.
       — Vienne ? dit elle. Où est-ce Vienne ? Ce n’est pas en Italie, ça ?
       — Non. En Italie, c’est Venise, la ville des amoureux. Vienne, c’est en Autriche.
       — Je veux voir le manteau, déclara Tiphany.
       Elle tira le vêtement vers elle. Elle le dégagea du cadavre et l’examina. Un grand col, de grandes poches et, à l’intérieur, une griffe, un autre nom de ville : Londres.
       — Où est son sac ? demanda-t-elle.
       — Tailladé en petits morceaux et caché parmi les vieux papiers dans une des poubelles.
       — Repêche-le !
       Wilhem partit vers le local réservé aux poubelles. En l’attendant, Tiphany s’installa dans la voiture. Elle tâta les doublures et glissa les mains derrière les sièges. Elle cherchait un indice. Entre la banquette arrière et l’accoudoir qui séparait les sièges, elle découvrit un petit carton. Elle l’éclaira. Elle vit un « E » et un « M » qui y étaient griffonnés. Suivaient quelques numéros de téléphone.
       Wilhem revint avec le sac en maugréant.
       — Regarde. Tu verras bien qu’il n’y a rien dedans.
       Tiphany soupesa la pochette en cuir.
       — Les feuilles, qu’est-ce que tu en as fait ?
       — Je les ai fourrées dans une enveloppe qui traînait sur un bureau de la maison.
       Tiphany sortit de la voiture. Les restes du corps étendus en désordre sur le sol la dégoûtaient.
       — On la laisse ici ?
       — Évidemment ! À moins que tu ne saches reconstituer ce cadavre calciné ? Il nous faut passer la maison au peigne fin. On ne sait toujours pas à qui elle appartient. Allons, au travail ! Montre-moi l’enveloppe.
       — Si je la retrouve !
       Ils sortirent du garage et se faufilèrent dans le living-room. Passant dans un des couloirs, ils trouvèrent un bureau. Wilhem erra dans la pièce obscure, cherchant du regard, hésitant. Puis il s’approcha du meuble et regarda les enveloppes qui s’y trouvaient éparses. Il dut en ouvrir plusieurs avant de découvrir la bonne.
       — Voilà des feuilles, dit-il, soulagé.
       Il allait enfin se décharger de ses responsabilités. Tiphany était là pour réfléchir. Elle examina longuement le contenu de l’enveloppe. Elle soupesa les feuilles, à peine plus lourdes qu’un souffle. Elle les renifla ; elles n’avaient aucune odeur. Elle les plaça dans l’enveloppe qu’elle cacha dans la poche de son jean.
       — Montre-moi le reste...
       Ils grimpèrent au premier étage. Wilhem entraîna sa copine dans une chambre aux meubles en pitchpin.
       — Ils m’agacent avec leur argent, dit Tiphany. Quand nous serons riches, nous serons moins pingres ! Du pitchpin !
       Elle dirigea le faisceau de sa lampe de poche sur le lit.
       — Un vrai cauchemar. Tu imagines la fille du garage couchée sous ce lit ?
       Elle regardait, pensive, ce lit d’un autre temps et la petite armoire située au-dessus de lui.
       — Tu vas rire, mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose là-dedans...
       Au moment où elle s’élançait pour examiner de près la petite armoire, la sonnerie d’un téléphone retentit.
       — Il faut partir ! cria Wilhem. J’en ai marre de tous ces fantômes : en haut, en bas, au milieu, partout des fantômes ! Je préfère de loin les châteaux d’Harry Potter !
       Il retenait sa copine.
       — Ne va pas répondre.
       — Et si j’entendais la voix qui nous a traînés jusqu’ici, hein ? Notre fameux commanditaire ? S’il appelait ? C’est peut-être une ordure, d’accord, mais il y a des ordures dont il faut se méfier plus que d’autres, Wilhem !
       — Dans une maison vide ?
       — Il attend peut-être quelqu’un... Après tout, pourquoi n’aurait-il pas un rendez-vous avec d’autres personnes ?
       La sonnerie du téléphone résonnait toujours. Tiphany s’arracha presque des mains de son copain.
       — Lâche-moi.
       Elle s’élança et dévala l’escalier, se précipita vers l’appareil posé sur une des tables basses du salon. Wilhem la suivit. Il tenta de la retenir. En vain.
       — N’y touche pas...
       — La paix !
       Elle le repoussa si violemment qu’il faillit tomber en arrière.
       — Allô ?
       Elle entendit une voix de femme surexcitée.
       — Allô ! Allô ! C’est vous, monsieur Exbrayat ?
       Tiphany poussa sur le haut-parleur pour que son copain puisse écouter.
       — Vous avez dit Exbra... quelque chose ?
       — Oui. M. Alex Exbrayat, est-il là ? reprit la voix.
       — Je ne connais pas ce monsieur, répondit Tiphany. Vous avez dû faire un faux numéro.
       — Peut-être...
       — Certainement !
       Tiphany était si aimable qu’on lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Sans lâcher le combiné, elle chercha dans la poche droite de son blouson le petit carton qu’elle avait découvert dans la voiture. Muette, elle le brandit sous le nez de Wilhem. Puis, très douce et presque inoffensive, elle reprit la conversation avec l’inconnue.
       — Tout le monde peut se tromper de numéro, madame, lorsqu’on ne le connaît pas par coeur ! D’où appelez-vous, madame ?
       — De la maison qui se trouve en face ; je surveille « Les Ormes », la propriété de M. Exbrayat, pour lui rendre service, pendant son absence. J’ai cru y voir de la lumière. J’attends M. Exbrayat qui doit venir de Bruxelles. J’ai pensé qu’il était arrivé. Je vais refaire le numéro... Bonsoir, madame.
       — Bonsoir, dit Tiphany.
       Elle raccrocha et se tourna vers Wilhem.
       — Tu as tout entendu ? La grosse d’en face est bavarde.
       — Oui. Maintenant, nous savons que la baraque s’appelle « Les Ormes ». Et que son propriétaire est un certain Exbrayat.
       — Cette femme nous a refilé tous les renseignements. Le type qui nous a téléguidés doit être ce nommé Exbrayat qui doit venir de Bruxelles. Bien ! On va l’attendre, ce petit. Sur la carte épargnée par le feu, trouvée dans la voiture, il y a un « E » avec un numéro à Bruxelles. On va l’appeler pour vérifier. Mais pas tout de suite : la grosse d’en face va refaire son numéro et il ne faut pas que la ligne soit occupée.
       —Tu es forte, dit Wilhem, admiratif. Tu es même géniale...
       La sonnerie retentit à nouveau. Tiphany s’exclama :
       — Elle a fait le « bon » numéro ! Elle est persuadée qu’elle s’est trompée. Attendons un peu.
       Lorsque le silence fut revenu, Tiphany composa le numéro indiqué sur le carton trouvé dans la voiture.
       — Qu’est-ce que tu vas dire ? s’inquiéta Wilhem.
       — Laisse-moi réfléchir...
       Elle compta les sonneries. Puis quelqu’un répondit. La voix était à peine audible.
       — Allô ?
       — Allô... Je voudrais parler à M. Exbrayat, dit Tiphany d’une voix très claire. Je téléphone de la part de M.Genevois.
       Tiphany un jour avait entendu parler d’un Georges Genevois. Elle se dit qu’il se pouvait qu’Exbrayat travaille pour lui. Ce n’était, toutefois, qu’une supposition. Wilhem faisait des signes désespérés. Il toucha sa tempe de l’index de sa main droite, exprimant par là à sa copine qu’il la considérait comme une folle. Il y eut un grand silence à l’autre bout du fil.
       — Je ne peux rien vous dire, dit la femme. Si vous désirez un renseignement, adressez vous directement à M. Genevois.
       — Merci.
       Tiphany raccrocha.
       — On tient le bon bout, mon cher ami, génie méconnu de ce siècle.
       — Quel génie ?
       — Je parle de toi.
       — Tu te payes ma tête ?
       — Il faut bien que je me défoule. Exbrayat connaît Genevois, sans nul doute. Pourquoi a-t-il voulu kidnapper la fille du ministre du budget, Emmanuelle Monge ? Voici comment j’entrevois la situation, mon génie de copain. Le ministre Monge, depuis qu’il est veuf d’Aurore Monge, née Caruso à Marseille, ressent pour sa fille un très grand attachement.
       « Un certain Georges Genevois s’occupe d’affaires très lucratives, bien que fort malhonnêtes. Genevois, entouré d’une petite cour qui lui est fidèle et qui ferait tout pour lui plaire, entrevoit la solution de résoudre la crise économique qui le touche. Il se veut un parfait homme d’affaires, mais, il ne peut résoudre toutes ses activités pécuniaires, sans l’aide de tiers. Or, Monge, ministre du budget, fut suspecté pendant longtemps de détournements de fonds dans des opérations bancaires ; il se peut que le monde politique, si instable pour l’instant, éprouve toujours une certaine appréhension envers le ministre.
       — Où vas-tu chercher tout ça ? s’étonna Wilhem.
       — Tu ne lis jamais les journaux, c’est vrai ! Qui dit budget dit argent et qui touche à l’enfant du ministre Monge peut, facilement, obtenir ce qu’il souhaite, s’il sait s’y prendre avec tact. Georges Genevois est de ceux qui savent corrompre n’importe quel homme d’état. Après l’enlèvement d’Emmanuelle Monge et sa restitution contre monnaie sonnante, pour que les affaires fructifient comme par le passé, Genevois traitera cet enlèvement comme une affaire ordinaire.
       « Maintenant, pourquoi nous a-t-il envoyés dans une maison où repose un cadavre ? Hormis le « E » et le « M », nous trouvons un bristol avec un « R » ; ce bristol a été en partie mangé par les flammes de telle sorte qu’on ne peut rien en tirer, si ce n’est que ça doit être une carte perdue par le pyromane. Si nous demandions le tuyau aux renseignements, quand penses-tu ?
       Wilhem se mit à crier :
       —Tu ne vas tout de même pas ouvrir un bureau d’enquêtes ? Tu es folle ! Il faut sortir d’ici ! Qu’importe le type qui nous a berlurés !
       — Quoi ? Tu ne crois tout de même pas que je vais bouger d’ici avant de savoir qui, outre Genevois soi-même, voulait nous faire exploser ? Et qui est ce « R » ? Écoute, on dirait...
       Elle se tut. Ils entendirent une voiture approcher. Tiphany courut vers une des fenêtres et regarda à travers les interstices des volets.
       — Si c’est Exbrayat, on va le faire parler.
       Paniqué, Wilhem répétait :
       — Tiphany, on devrait partir !
       Ils entendirent un bruit de pas. Des phares éclairèrent la façade des « Ormes ». Un chien aboya. La femme d’en face sortit de sa maison et rejoignit le visiteur. Celui-ci se tenait près de la voiture et inspectait les environs. Emmitouflée dans un gros manteau, Ida Galmiche, la grosse femme d’en face, lui parlait :
       — Elle lui raconte le coup de téléphone, dit Tiphany.
       Dans le grand salon, les rares lumières venues de l’extérieur dessinaient des hiéroglyphes sur les murs.
       — Regarde le gars, reprit Tiphany. Il écoute comme si sa vie en dépendait. On peut l’avouer, la voisine est curieuse. Ça m’étonne qu’avec une femme pareille, il laisse traîner un cadavre dans son garage...
       — Il ne doit pas posséder la clef, dit Wilhem. À mon avis, elle ne surveille pas la maison simplement pour faire plaisir à Exbrayat. Elle est payée par celui-ci pour veiller sur la maison. Mais, je ne sais pas pourquoi, ce soir, on dirait que le discours change !
       — Tu y es pour quelque chose ? ironisa Tiphany. Et oui, je sais bien, nous avons beau ne pas vouloir nous occuper excessivement de cette maison et de n’exécuter que le travail qui nous a été confié, quand un gars arrive et tombe dans votre lit, cela doit susciter l’intérêt, tu ne crois pas ?
       — Fiche-moi la paix avec tes crises de jalousie !
       — Elle aura son compte « La Galmiche », dit Tiphany, comme si elle eût dit « La Callas »
       L’homme s’éloigna de la voiture. Il marchait en biais, suivi par la voisine qu’il écoutait attentivement. Ida, volubile, racontait avec force gestes. Des années de silence, imposées par Exbrayat, se brisaient. Enfin, elle pouvait se rendre intéressante ! Démontrer et prouver son intelligence ! Elle qu’on payait pour ne pas s’occuper de ses voisins, uniquement pour les observer, allait peut-être les sauver de dangers insoupçonnés !
       — Vous n’êtes pas venu depuis l’été, monsieur Exbrayat. La maison aurait pu être squattérisée. Je pourrais me rendre de temps à autre dans la maison pour y effectuer une petite inspection et vous prévenir en cas de besoin. Comme je vous l’ai dit, un jeune type s’infiltrerait comme il voudrait à l’intérieur ?
       Exbrayat ne put supporter davantage la présence de Mme Galmiche et, prétextant sans doute un besoin urgent, il pénétra seul dans la maison. Il glissa un billet de cinq cents  euros dans les mains chaudes de la voisine.
       — Des broutilles, dit-il. Dès que j’aurai un peu plus de temps à vous consacrer, nous discuterons sérieusement de l’avenir.
       — Je suis toujours à votre disposition, monsieur Exbrayat. N’hésitez surtout pas à me demander des services.
       — Je vous prends au mot, madame.
       — Vous ne voulez vraiment pas que je vienne vous donner un coup de main ce soir ?
       — Non, madame, non. Merci bien.
       Ida ne demandait pas mieux de parler de l’avenir avec un homme aussi plaisant. Lui, il souhaitait passer la nuit dans la maison, inspecter les lieux et préparer la marchandise pour les chimistes qui devaient venir le lendemain afin de tâter et renifler la drogue. Et puis, avec l’argent de la drogue, à Liège, il achèterait de fausses pierres précieuses qu’ils livreraient quarante huit heures plus tard à Vienne. Les pierres devaient quitter Bruxelles pour Vanette via Liège et, une fois à Vanette, elles prendraient le chemin pour Vienne, intégrées à son corps, bien que tout cela ne soit pas très rassurant.
       Quand il fut enfin seul, il se dirigea vers la maison. Au moment où il ouvrait la porte principale, Wilhem et Tiphany pénétraient dans le garage.
       Exbrayat longea le couloir et entra dans le living-room. Tout semblait calme, silencieux et, surtout, glacé. Dans l’ombre, les meubles et les objets paraissaient mystérieux. Pour un peu, l’Autrichien se serait cru dans un zoo encombré d’animaux préhistoriques.
       L’office se trouvait derrière la cuisine. Il s’y rendit en tâtonnant. Il fit fonctionner le disjoncteur et la maison s’illumina brusquement. Il se demanda pourquoi les commutateurs étaient tournés et qui les avaient tournés ? Semblable à une bête pistant le gibier, Exbrayat retraversa le living-room. Il se trouva au bas de l’escalier intérieur qui conduisait au premier étage.
       Il monta les marches et arpenta la galerie qui surplombait le living-room. Il pensa qu’il n’était peut-être que le spectateur d’une scène qui devait se jouer en bas. Il se retourna, oppressé, et entra dans la chambre qui se trouvait juste derrière lui. Ici, la lumière était allumée, la porte donnant sur la salle de bains était entrouverte. Exbrayat se précipita vers la salle d’eau. L’intérieur de la baignoire était légèrement mouillé. Il toucha machinalement les robinets. L’un d’eux était humide. Sans doute avait-il été mal fermé. Mais par qui ?
       Il revint dans la chambre, prit une chaise et monta dessus pour examiner le haut de la petite armoire. Les paquets d’héroïne s’y trouvaient. Il ressentit un immense soulagement qui se traduisit en un « Ouf ! » profond. Tout était en ordre. Exbrayat remit la chaise à sa place et redescendit au salon. Il réfléchit un court instant et décida de passer la nuit à l’hôtel Bellevue. Il avait besoin de voir des gens. Il désirait leur parler, fuir ce silence, cette solitude, ce froid.
       Il pensa aux propos rapportés par Ida Galmiche, à cette voiture qui ne serait jamais sortie du garage. Il haussa les épaules. La grosse femme d’en face, assez appétissante d’ailleurs, avait dû raconter ses fantasmes. Mais, avant de partir, il allait descendre au garage, ne fût-ce que pour comprendre pourquoi la porte était bloquée. Demain, il aurait besoin de la voiture. Il fallait que tout se déroule comme prévu.
       Tout en marchant dans la maison, il songea à ses ancêtres, ces nobles qui ne furent jamais effarouchés mais toujours farouches. Il était bien différent, lui qui avait dévié de ce droit chemin bordé de bonnes intentions, ourlé de vrais titres et de gloires inventées, saupoudré de légendes étincelantes.
       Il pensa à l’énorme hamburger qu’il allait manger en vidant des coupes entières de condiments à base de fruits et de légumes macérés dans du vinaigre. Oui, il irait dîner. Il devait, d’abord, débloquer la porte.
       Comme il longeait le couloir qui aboutissait à l’arrière de la maison et desservait le débarras, le local des poubelles et la pièce du jardinier, il perçut une odeur. Une odeur à la fois familière et repoussante. Une odeur indécente, plus présente dans son esprit que dans ses narines. Il frissonna.
       La porte du garage était entr’ouverte. Pourquoi était-elle également bloquée ? Il tourna le commutateur ; le garage fut aussitôt éclairé par une lumière blafarde. Il pensa, à juste titre : « Tout pue ici, même cette BMW noire. »
       S’il avait eu le courage de s’avouer sa lâcheté, il eût quitté cette maison en courant. Mais il devait découvrir une vérité qu’ignoraient encore Tiphany et Wilhem, à cet instant. Il s’approcha de la voiture qui ressemblait à un vrai corbillard couvert de poussière. Il contempla le coffre ; la surface noire était recouverte de traces de doigts semblables à des pattes d’oiseaux.
       Comme il regardait le sol, il aperçut une tête de mort qui le dévisageait. Il fit deux pas en arrière, en proie à la terreur. C’était comme s’il était assailli par un ennemi invisible, comme si des oiseaux sauvages, des vautours affamés s’acharnaient sur lui, le déchirant de leurs becs. Et il n’avait plus de visage, plus de voix, plus de gorge. Autour de lui, tout n’était que couteaux, objets pointus, étouffement.
       Il se retrouva soudain avec un bandeau sur les yeux, un bandeau tenu par des pattes, des mains, des racines qui le poussaient et l’engloutissaient.
       Une lame de couteau se posa sur son cou et il entendit une voix de femme :
       — Tu n’as pas de temps à perdre. Nous non plus. Avant que je ne t’épluche les cordes vocales, tu vas nous raconter une belle histoire. Comment as-tu organisé le kidnapping d’une belle jeune fille comme Emmanuelle Monge, salaud ? Tu vas nous raconter gentiment où se trouve la demoiselle Monge et pourquoi Genevois semble irrité à la seule idée que le ministre ne tienne plus tellement à sa fille ! Si tu ne dis pas la vérité, nous t’arrachons les ongles. Quand tu voudras palper de l’argent ou de faux rubis, tu n’auras plus rien comme sensations ! Ailleurs non plus, si tu vois ce que je veux dire !
       — Vous vous trompez de cible, balbutia Exbrayat. Je n’ai pas mis les pieds dans cette maison depuis l’été. Demandez à Ida Galmiche ! Elle vient encore de me le reprocher ! Je me demande pourquoi on a mis le feu au garage, à la voiture et à qui appartient ce cadavre ?
       Tiphany lui entailla le lobe de l’oreille, Exbrayat étouffa un cri.
       — Elle sonne faux, ton histoire ! Tu n’as pas d’imagination, ni de mémoire, papa ? Tu oublies tout ? Tu vas dans des belles maisons, juste pour dire bonjour à des dames décomposées ? Tu cumules, papa... Kidnapping, meurtre... Tu résiderais aux États-Unis, tu pourrais choisir entre l’injection létale et l’électrocution ! S’il n’y a pas d’exécution capitale, en Belgique, nous pouvons en organiser une spécialement pour toi ! La nec plus ultra !
       Exbrayat essayait désespérément de comprendre. On avait kidnappé Emmanuelle Monge mais, puisque ce n’était pas lui qui n’était qu’un sous-fifre, qui s’était occupé de cette basse besogne ? Qui avait manigancé tout cela ? Et quel rapport y avait-il avec cette maison ? Emmanuelle Monge, la maison, la drogue, les pierrailles, le voyage à Vienne, tout cela appartenait-il au règne superbe de l’argent facilement gagné par Georges Genevois ?
       — Tu vas peut-être nous parler, papa, nous sommes impatients d’écouter ta belle voix.
       — Vous faites erreur, prononça-t-il. Je n’ai ni tué, ni fait enlever personne.
       — Tu entends notre rossignol ? demanda Tiphany à Wilhem. Tu entends, comme il chante faux ?
       Exbrayat saignait de l’oreille.
       — Ôtez le bandeau, dit-il, et laissez-moi-vous expliquer ce que je sais.
       — Vas-y...
       — Pas avec un couteau sur la gorge.
       — Tu veux une corde pour te pendre ?
       — Écoutez-moi, dit-il. Je peux vous donner de l’argent, en espèces. Mais je veux comprendre de quoi il s’agit. Je suis un paisible homme d’affaires.
       Tiphany lui entailla le lobe de l’autre oreille.
       — Ton sang, c’est comme deux boucles d’oreilles rouges, dit-elle, admirative.
       Soudainement, dans un dernier sursaut d’espoir, Exbrayat songea : « Deux truands, deux minables introduits dans une affaire qui les dépasse. Et dans cette maison ! Ils ont découvert un cadavre et ont attendu le propriétaire. Mais ils ignorent qu’il y a dix kilos d’héroïne dans la chambre. Il faut s’en sortir et les éloigner d’ici. Ne pas mourir aussi bêtement. Ne pas mourir dans un garage d’Ardennes, victime de deux individus qui me prennent pour un riche oisif qui aurait tué un ami ou une maîtresse encombrante et qui serait mêlé à un kidnapping. »
       — Ôtez ce bandeau, répéta-t-il. Me couper la gorge ne sert strictement à rien. Un cadavre ne parle pas. Je ne suis pour rien dans l’affaire du kidnapping et ce n’est pas moi qui ai tué la personne qui était ici. J’ai eu droit à une double surprise en découvrant ce cadavre et votre présence. Vous êtes deux n’est-ce pas ? Ôtez-moi ce bandeau. J’ai de l’argent. Il vous est plus facile d’avoir mon argent et de vous en aller que de me massacrer pour rien. Ôtez-moi ce bandeau !
       Wilhem et Tiphany, désorientés, se consultaient du regard. Wilhem demanda :
       — Qu’est-ce que tu nous offres ?
       On se serait cru dans une série américaine où la défense demande au ministère public une réduction de peine pour son client s’il se mettait à table !
       — J’ai cinquante-mille euros en espèces dans un coffre.
       — Où ? Ici ?
       — Ôtez ce bandeau, dit Exbrayat. Je veux vous voir.
       Par signes, Tiphany fit comprendre à Wilhem que la voix de cet homme n’était pas celle de leur commanditaire. Leur commanditaire qui, comme dans les séries télévisées aussi, n’aurait pas demandé à montrer son visage. Wilhem ôta le bandeau. Exbrayat se retourna et les dévisagea. La fille était d’une beauté saisissante : de grands yeux noirs étiré en amande vers les tempes, un casque de cheveux courts et bouclés, une expression cruelle qui ne laissait place à aucune marge d’erreur.
       Le copain était physiquement identique. « Deux personnes semblables, pensa Exbrayat. Quel jeu fabuleux de la nature ! Ils sont si beaux ! Mais, si je ne les achète pas, ils me tueront. » Il décida de retourner avec ces deux voyous rue des Saules, de monter à l’appartement, d’ouvrir le coffre et de leur donner de l’argent. Après quoi, il se débarrasserait d’eux.
       Il s’adressa à la fille :
       — Une beauté comme toi ! Et vivre cette vie...
       — Pas de discours, papa, dit Tiphany. De l’argent. On a l’air gentil parce que tu veux bien discuter. Mais ne te trompe pas : nous sommes du genre impatient — surtout mon copain quand il attrape une crise, il se met à trembler et il tue.
       —Alors, vous allez venir avec moi. Je dois retourner à mon appartement.
       Tiphany se figea. Wilhem fit une grimace. Exbrayat continua :
       — J’habite rue des Saules à Liège. J’ai de l’argent dans le coffre de mon appartement. Vous n’avez rien à craindre. Vous êtes armés tous les deux, alors que je suis seul et sans armes.
       Tiphany l’interrogea :
       — Y a-t-il quelqu’un dans ton appartement ?
       — Une femme. Elle n’est pas dangereuse. Vous êtes donc les plus forts. Laissez-moi vivre et acceptez mon argent.
       — As-tu un mouchoir ? demanda soudain Tiphany.
       — Pour quoi faire ?
       — Dis-moi des mots doux à travers un mouchoir... On accepte ton argent, ce n’est pas un souci, mais, parle-moi avec un mouchoir, devant les lèvres.
       Exbrayat sortit un mouchoir de sa poche et le plaça devant sa bouche.
       — Vous vivez dans l’erreur. D’abord, je n’ai tué personne. Ensuite, je n’ai commandé aucun enlèvement.
       — Alors, dit Tiphany, pour te fourrer dans une situation pareille, tu es le roi des idiots !
       — Ce n’est pas exclu, dit Exbrayat. Mais je m’en suis toujours tiré.
       Tiphany le regarda, étonnée. Était-il possible de rencontrer quelqu’un qui n’avait pas peur d’eux ?
       Exbrayat, quant à lui, songeait que seul le bluff lui permettrait de s’en sortir.
       — Je suis un pourri, un dégueulasse, mais pas un assassin. Et j’ai beaucoup d’argent. Il faut prendre ce que je vous offre. Un type qui peut payer comme moi ne court pas les rues.
       — Et des tueurs comme nous non plus. Belle rencontre ! Tu vas appeler chez toi, papa, dit Tiphany.
       — Pourquoi m’appelles-tu papa ?
       — C’est comme ça. Je t’appelle papa parce que ça me plaît. Ça te diminue. J’aime bien te voir diminué : tu es trop sûr de toi.
       — L’assurance peut convaincre, dit-il.
       — N’en fais pas trop, papa. On va chez toi, rétorqua Tiphany
       — Tu crois vraiment qu’on ne risque rien ? intervint Wilhem.
       — À partir d’un certain chiffre, tout le monde écoute, camarade !
       Exbrayat attendait. S’ils discutaient, il y avait de l’espoir. De toute façon, il paierait ; c’était la seule manière de sauver sa vie et les dix kilos d’héroïne.
       — Avant de partir, dit Tiphany, tu vas appeler chez toi. Tu mettras le haut-parleur. Tu feras très attention à ce que tu diras. Tu dois nous convaincre que la personne qui est chez toi est seule et qu’elle sera seule quand tu viendras. Si tu nous trompes, tu te retrouveras avec deux lames de couteau dans les entrailles.
       Elle fit surgir de ses mains un couteau fin et brillant. Wilhem devait avoir le même.
       — Il est inutile de me tuer et de me menacer, dit Exbrayat. Je joue franc-jeu.
       Il suivit les jeunes gens dans le living-room de la maison. Pour la première fois de sa vie, le code établi entre Manon et lui allait fonctionner. Il était convenu entre eux que s’il l’appelait « ma chérie », elle devait comprendre qu’il était en danger de mort. S’il lui disait « ma chérie, je viendrai avec des amis », c’est qu’il reviendrait en très mauvaise compagnie.
       — Vas-y, dit Tiphany. Fais ton numéro.
       Exbrayat sentit la pointe d’un couteau sur son ventre et une autre dans son dos. La sonnerie du combiné du téléphone retentit. Manon décrocha.
       — Allô ?
       — Allô, dit il, allô, ma chérie, je t’appelle pour te dire que je reviens, le temps de faire le trajet entre Les Ormes et chez nous. Je serai avec des amis.
       — Tu m’as appelée « ma chérie » ?
       — Oui, répondit il. Comme d’habitude, pourquoi ?
       — Comme tu es tendre !
       — Plus tendre que jamais...
       Par ces derniers mots, il confirmait à Manon la gravité du danger.
*
*                *

            Une heure et demie plus tard, encadré par les copains, dans l’immeuble de la rue des Saules, Exbrayat glissait sa clef dans la serrure et ouvrait la porte d’entrée de son appartement.
       Manon l’attendait au milieu du hall. Elle sourit en voyant le trio.
       — Je te présente mes amis, dit Exbrayat. On va ouvrir le coffre.
       — Le coffre ?
       Elle feignit d’être étonnée.
       — Je vais donner de l’argent à mes amis.
       Tiphany et Wilhem, tendus, surveillaient le moindre cillement de paupière.
       — Allons-y, papa ! s’exclama Tiphany.
       Exbrayat songea que les deux copains les massacreraient, lorsque le coffre serait ouvert. La fin du voyage...
       — On sert nos amis, dit il à Manon, et je t’emmène ensuite aux îles Baléares, ma chérie.
       Elle était prévenue. Elle devait accomplir l’ultime acte qui leur permettrait peut-être de survivre.
       — Tu as la clef, ma jolie ?
       — T’es câlin, papa, dit Tiphany, exaspérée. Fais ouvrir le coffre et cesse de zozoter des mots d’amour !
       Manon se dirigea vers le coffre. Exbrayat la suivit, solidement encadré par Tiphany et Wilhem. Manon s’immobilisa devant une armoire chinoise incrustée de nacre. Elle ouvrit les deux battants. Elle découvrit un écran mobile tendu d’une soie rouge, l’enleva et le posa sur l’armoire. Puis apparut le cadran d’un coffre-fort. Elle le manipula délicatement. Enfin, le coffre s’ouvrit. Et les liasses d’euros apparurent.
       — Un sac, dit Tiphany.
       — Je n’en ai pas pour mettre tout ça, dit Manon.
       Elle reçut une gifle qui la déséquilibra. Exbrayat voulut la rattraper.
       — Ne bouge pas ! dit Wilhem, et il tendit la main vers Manon. Ton écharpe !
       La femme défit sa grande écharpe de soie.
       — Par terre ! Mets l’argent dans le foulard. Vas-y.
       Manon enleva les liasses d’euros et les posa sur l’écharpe. Comme elle allait s’emparer de la dernière rangée, Tiphany silla, semblable à un serpent à sonnettes prêt à l’attaque.
       — Arrête !
       Ces deux là étaient décidément trop calmes. Manon commit alors une erreur.
       — Vous n’allez pas laisser le reste de cette petite fortune ? dit-elle.
       À la seconde même, Tiphany l’assomma et Wilhem, obéissant au signal de sa copine, planta son couteau dans les côtes d’Exbrayat. Celui-ci sentit sa vie s’enrouler autour de la lune. S’il criait, Tiphany allait l’achever. Il ferma les veux. Il régnait, mais il vivait. Tiphany et Wilhem replièrent l’écharpe en baluchon et, quelques secondes plus tard, quittèrent l’appartement. Sur le palier, Tiphany hésita.
       — Il faut sortir de l’immeuble, dit-elle. Pendant que j’occupe le gars du syndic, tu t’approches et tu l’envoies ad patres par-derrière. Si la chance continue à nous sourire, copain, nous irons aux Caraïbes à leur place ; avec ce que nous avons raflés aux Exbrayat, nous pouvons prendre notre retraite !
       Ils descendirent. Dans le hall, tassé derrière sa table, le gardien lisait La Libre Belgique. Il avait remarqué Exbrayat et les deux jeunes gens, sans leur prêter une attention particulière. Anesthésié par les pourboires, il avait, depuis longtemps, cessé d’être curieux. Pourtant, quand il vit apparaître Tiphany vêtue de son blouson déboutonné, il ouvrit tout à la fois les yeux et la bouche. Femme ou homme, ce phénomène était excitant au plus haut point.
       — Si un jour tu me rends visite, tu fournis le mode d’emploi... Par quel bout faut-il te prendre ? dit-il dans un murmure.
       — Rince-toi l’œil, dit-elle. À ton avis, je suis un gars ou une gonzesse ?
       Avant même qu’il ait pu donner son avis, Wilhem assomma le portier qui s’affala derrière son bureau. Tiphany referma son blouson et les camarades marchèrent vers l’Avenue Verte. À cette heure, les taxis en maraude étaient nombreux. Ils hélèrent le premier qui passa.
       — Au Bar de l’Amitié, lança Tiphany.
       Le dos calé contre le dossier du siège arrière, elle prit la main de son copain.
       — On va aller à Paris, en touristes, et à Monaco. Ensuite aux Caraïbes. Il y a moyen de bien y vivre, là-bas, et les gars sont très riches. Tout le monde t’accepte du moment où tu as du blé !
       — En Suisse aussi ! Encore faut-il trouver des gars riches, dit Wilhem en bâillant. Toi, je suis certain que tu découvriras le premier disponible. Et tu le prendras.
       — Pour que j’en aie un peu envie, dit-elle, il faudrait qu’il ressemble à un Anglais.
       — Pourquoi ?
       — Beaucoup sont Lord ou Sir, dit Tiphany avec une certaine nostalgie.

*
  *                 *
       Manon reprit connaissance. Elle ouvrit les yeux sans oser bouger : elle craignait que les jeunes gens ne soient encore là. Alex gisait à ses côtés, mort peut-être. Avec l’abnégation ancestrale des races persécutées, elle se redressa lentement et rejeta ses magnifiques cheveux noirs dans son dos. Elle avança à genoux, semblable à un pèlerin, et toucha le corps d’Exbrayat. Puis, avec la grâce d’une fleur cassée au milieu de sa tige, elle se pencha sur lui et posa sa tête sur sa poitrine. Elle entendit battre son cœur et ressentit une joie immense. Il ouvrit les yeux et articula quelques mots.
       — Essaie de trouver un médecin. Mais il faut éviter l’hôpital. Est-ce que je saigne encore ?
       Manon écarta délicatement la veste d’Alex.
       — Le couteau a dû glisser, dit-elle.
       Exbrayat tenta de plaisanter.
       — Tu vois, je faisais le mort avant de mourir. Ça n’a pourtant servi à rien ! Je ne serai pas à Vanette pour y recevoir les chimistes qui doivent venir renifler la drogue contre un joli paquet d’euros. Une fois les formalités accomplies, il était prévu que je me rende ici, « À la Perle », pour y acheter les fausses pierres précieuses que Genevois y a entreposées et, quarante huit heures plus tard, je prenais le chemin pour Vienne, les fausses pierres intégrées à mon corps, bien que tout cela ne soit pas très rassurant. Tout était réglé comme du papier à musique. Maintenant, quand les chimistes découvriront que je brille par mon absence, ils le signaleront à Georges Genevois… Et cette fois, je n’échapperai pas à « La Grande Faucheuse » !
       Manon l’aida à s’asseoir.
       — J’irai à Vanette, dit-elle.
       Exbrayat hocha la tête.
       — Tu ne peux pas conclure l’affaire seule.
       — Si, dit-elle. Je t’aime tant que je suis capable de tout.
       Elle était comme un astre guérisseur.
       — Je vais réussir, Alex. Mais ensuite, partons d’ici.
       — Pourquoi le système du coffre n’a-t-il pas fonctionné ? demanda Exbrayat.
       — Je n’ai pas pu enlever la dernière rangée de liasses. Ils se sont méfiés trop tôt.
       Un système d’alarme était caché dans le fond du coffre. Il devait provoquer le blocage électronique de la porte d’entrée et déclencher des sirènes qui hurleraient comme des hyènes. Cette défense théorique n’avait jamais été éprouvée.
       — J’ai très mal, dit Exbrayat.
       — Je vais essayer de te conduire jusqu’à ton lit.
       Elle le hissa presque sur elle. Le poids de l’homme l’écrasait. Cependant, grâce à sa volonté, elle arriva jusqu’au lit.
       — Manon, il y a un cadavre dans le garage des Ormes. Je ne sais pas de qui il s’agit ; je pourrais être accusé de meurtre. Je n’ai rien fait, je te le jure. Je crois qu’il s’agit d’une femme. Il faut l’enterrer avant l’arrivée des chimistes ou des hommes de Genevois. Tu dois...
       Elle s’exclama, affolée :
       — Alex, tu connais ma peur de la mort ! Comment veux-tu que je touche aux restes d’un être humain sans lui rendre les honneurs dus aux morts ?
       — Je respecte tes idées, mais si tu ne peux pas m’aider à faire disparaître ce corps, nous sommes perdus. Je suis responsable de la maison. La femme d’en face a vu la voiture entrer dans le garage. Je pourrais expliquer la présence de cette voiture, certes, mais pas celle du corps. Tu ne dois pas m’abandonner, maintenant.
       Manon se redressa et répondit d’une voix métallique :
       — Je vais faire exactement ce que tu veux. Tant pis pour le sacrilège. Tu as besoin de moi...
       Exbrayat lutta un moment contre le vertige, puis il dit :
       — Avant d’appeler un médecin, tu vas graver dans ta mémoire tout ce que tu dois faire.
       Un filet de sang apparut sur ses lèvres.
       — Je saigne, dit-il. Si j’avais une hémorragie interne ?
       Elle le regardait, paniquée.
       — Manon, bientôt, tu seras en face du plus puissant, du plus redoutable des adversaires. Il s’appelle Georges Genevois.
       — Le bras droit va venir ?
       — Une certaine Bourquin, oui. Sonia Bourquin. Peu importe, dit Exbrayat. Que Genevois envoie Bourquin ou quelqu’un d’autre, c’est lui le grand patron… Je saigne… Fais quelque chose, je t’en supplie !
       Manon, affolée, courut vers la salle de bains. Elle revint avec une serviette. Exbrayat s’essuya la bouche.
       — Je t’explique ce que tu dois savoir et ensuite seulement tu appelles un médecin. Et même si je perds connaissance, si on me sépare de toi, tu exécuteras mes ordres. Si je meurs, tu garderas les bénéfices de l’affaire et tu iras vivre loin.
       — Je dois te dire quelque chose, dit Manon. Tu te souviens de Robert ?
       — Oui...
       — J’ai été obligée de lui donner des renseignements.
       — Quels renseignements ?
       — Au sujet de la maison... Il voulait savoir quand elle serait vide…
       — Le cadavre, bégaya Exbrayat. C’est peut-être lui l’assassin... Pourquoi as tu fait ça, Manon ?
       — Pour ne pas te perdre.
       — Il ne sait pas pour l’héroïne, elle y est toujours. Il ne faut pas qu’il sache ! Si tu me trahis, tu iras en enfer.
       — Je ne te trahirai plus jamais.
       — Il ne faut pas sinon tout est perdu, tu comprends ? Écoute-moi bien, Manon...
       Quelqu’un sonna avec force à la porte de l’appartement à peine Exbrayat avait-il commencé sa phrase. Manon resta figée, pensant que les jeunes gens revenaient pour saisir les derniers billets. La douleur d’Exbrayat augmentait à tel point qu’il faillit crier ; il avait le souffle court, se demandait quel parti prendre. Il n’avait plus de forces.
       Les coups résonnèrent à intervalles réguliers pour s’intensifier de plus en plus. Bien qu’on eût dit la porte indéfectible, elle avait cédée dans un tel fracas que le bruit ameuta les voisins et une agitation extrême se rependit sur le palier ; les propriétaires des autres appartements sortirent en se demandant d’où venait un tel mouvement. On entendit une voix qui hurlait : « — Rentrez chez vous, il n’y a rien à voir ! »
       Dans une telle situation, on n’ose pas désobéir ! 
       Quand l’individu fût entré dans le logement des Exbrayat, on ne perçut plus un bruit ; ce ne fut que lorsqu’on entendit des pas dévaler lourdement les marches de l’escalier de marbre qu’un voisin abandonnât son intérieur pour pénétrer dans le living-room des Exbrayat, après avoir non sans difficultés, enjambé la lourde porte. Les propriétaires des appartements voisins ouïrent le visiteur proférer des injures avec colère, tel un volcan qui vomit des cendres.
*
 *                  *
       Sonia Bourquin rentra tard chez elle. Elle referma la porte doucement, ôta son manteau et traversa le living-room. Elle sortit sur une petite terrasse admirablement intégrée dans ce paysage de béton, de verre et d’acier. Les lumières de Bruxelles éclaboussaient la nuit alentour. Bruxelles était éblouissante.
       Sonia respira profondément, rentra presque à regret et referma la porte-fenêtre. L’idée d’aller le lendemain à ce rendez-vous avec Exbrayat lui était insupportable. Avait-elle une appréhension, comme cela lui arrivait souvent ? Jusqu’alors, elle avait agi dans l’ombre. Elle aurait aimé y rester. Pourquoi devait-elle se rendre à Liège ? Elle ne comprenait pas. À l’heure actuelle, les affaires étaient certainement réglées. Les chimistes avaient analysés la drogue ; dans la Cité ardente, Exbrayat avait pris livraison des faux bijoux afin de les convoyer jusqu’à Vienne ; sans doute était-il déjà en route ? Alors pourquoi, devait-elle partir pour Liège, le lendemain ?
       Issue d’une famille à la mentalité puritaine, Sonia n’avait jamais imaginé s’enrichir un jour grâce à la drogue et au sexe. Engagée dix ans auparavant par Genevois, empereur secret des pourritures terrestres, elle avait cru devenir la secrétaire d’un grand homme d’affaires. Au fur et à mesure, elle avait découvert les manœuvres, les trafics, les marchés noirs.
       D’abord horrifiée, bientôt hardie et enfin vorace, Sonia avait décidé de devenir un pouvoir dans le pouvoir. Elle avait appris à ne pas s’indigner, à cacher ses émotions. Elle s’était habituée aux contacts avec les tueurs et, surtout, aux pierreries de toutes sortes. Georges Genevois avait rapidement eu besoin d’elle. Tout en feignant une complicité dévouée et respectueuse, Sonia s’était épanouie. Elle avait découvert ses capacités, son goût pour les combines. Elle, qui supportait à peine la vision de la vie nocturne, avait fini par régner sans malaise sur le monde du sexe. Elle avait appris les lois élémentaires de cette jungle.
       Parfois, devant son miroir, elle scrutait son visage. Son propre dédoublement la fascinait. Qui aurait pu imaginer que cette femme, autrefois réservée, effacée, détenait une telle force ? Elle était cruelle avec les filles. Elle les brisait, les écrasait. Elle aimait les observer, critiquer leur physique et mesurer sur les visages creusés par la fatigue les ravages de la nuit.
       Elle n’avait jamais été touchée par un homme, pour des raisons de malchance au début, puis par choix. Elle cachait son manque d’expérience et rejetait toute vision d’étreinte. Elle préférait rêver de chantage et de pierres précieuses.
       Sonia fut tirée de ses réflexions par la sonnette de l’entrée. Son coeur battit plus vite. Elle n’attendait personne.
       Elle traversa le vestibule, regarda par le judas et poussa un petit cri. C’était Robert. II n’aurait pas dû venir ici. Elle entrouvrit la porte.
       — Je vous ai demandé de ne pas venir. Je ne peux pas vous laisser entrer !
       — Mais si, dit-il.
       Mince, les cheveux foncés, les yeux noirs, brillants, le visage aux traits réguliers, il ressemblait à un mannequin dans une vitrine.
       — Laissez-moi entrer. Je ne vais pas vous violer ?
       Ce mot l’atteignit de plein fouet. Elle le laissa entrer. Robert ôta son manteau et suivit Sonia dans le living-room.
       — Vous m’offrez une bière ?
       — Que voulez-vous de moi ? demanda-t-elle.
       Fiévreusement, elle préparait la boisson que demandait l’intrus.
       — Vous n’auriez tout de même pas voulu que je vous dise par téléphone que l’affaire était ratée. Mille fois ratée. Le fameux ministre Monge n’a pas encore répondu à Genevois, au sujet de l’enlèvement de sa fille. Notre avis est que la disparition de sa chère enfant ne le touche guère. La belle vie, en somme.
       Sonia accusa le choc. Elle se servit un verre d’eau.
       — Échec sur échec, poursuivit Robert. J’ai appris que vous vouliez prendre vos distances, par la même occasion ? Mais vous vous foutez de moi, Sonia !
       Sonia tenta de se défendre et dit :
       — Je ne comprends pas la raison qui m’oblige à ce rendez-vous avec Exbrayat, c’est aussi simple que ça ! D’après le planning, à l’heure qu’il est, Alex doit rouler vers Vienne avec les fausses pierres…
       — Vous vieillissez, dit Robert en allongeant les jambes. Et, dans notre milieu, il n’y a pas de place pour les gâteux. Notre contact, « À la Perle », n’a pas reçu la visite d’Exbrayat. Je me suis rendu rue des Saules où le couple venait d’être attaqué par Tiphany et Wilhem. La femme d’Exbrayat vivait encore, son homme pissait le sang, alors j’ai achevé le travail. Le coffre était ouvert, l’argent envolé.
       « Sachez que ma confiance en Genevois diminuait depuis pas mal de temps. Personne ne savait où se cachait la fille du ministre Monge. Pourtant, il était toujours question de la petite ville de Vanette, de drogue, d’argent, de pierreries et de Vienne. Pourquoi ? Hier, je me suis rendu à Vanette et j’y ai découvert, bien vivante et en pleine forme, Emmanuelle Monge. Elle me regarda, muette, je mis un doigt sur mes lèvres et, à ma grande surprise, je compris qu’elle ressentait un vif plaisir à se trouver tête à tête avec un homme.
       « Sans doute se doutait-elle que j’allais l’embrasser. Elle ferma les yeux, mes lèvres se posèrent sur les siennes et je me demandai comment il se faisait que cette jeune beauté n’ait pas encore été éblouie par un homme ? Je l’arrachais peut-être, me dis-je, à une indifférence physique qu’elle croyait irrémédiable ? Qui sait ? Elle se laissa guider, puis s’abandonna. Je la soulevai et la portai délicatement à la chambre à coucher.
       « Je me dis que cette chambre lui seyait mal, et pourtant, allongés sur ce lit en pitchpin, nous nous livrâmes à une passion maladroite. Je me doutais que cette union folle la libérait enfin de sa prison dorée de fille de ministre. Je savais également que, bien qu’elle ne résistât pas et qu’elle aille jusqu’au bout de son voyage nocturne, il me faudrait l’abandonner.
       « Au moment précis où son corps était secoué par les premiers spasmes d’un plaisir intense, un cri d’épouvante l’arracha à son rêve qu’elle espérait pour toujours ! Ma lame ressortit de son ventre comme elle y était entrée, et, la prenant dans mes bras, je la descendis jusqu’au garage, où j’incendiai son corps jusqu’à ce qu’il soit carbonisé.
       « Ensuite, après l’avoir laissée à la place du passager dans la BMW, je visitai de fond en comble la maison et cherchai sans succès la drogue dont j’entendais constamment parler ; je me dis alors qu’elle devait être chez Alex Exbrayat rue des Saules à Liège. Les jeunes gens que vous aviez trouvés tellement formidables, lorsque vous les aviez rencontrés « À la Perle », obligèrent sans doute Exbrayat à leur donner de l’argent contre le prix de sa vie. Quand je frappai à la porte de l’appartement du couple, je constatai que j’avais été devancé et décidai qu’Axel et Manon ne me seraient plus utiles !
       « Selon mes plans, Sonia, tout aurait dû se passer dans les règles. Nous aurions pu devenir plus riches que Genevois, nous tenir à l’écart, pendant un certain temps ; mais, à cause de vous, et de votre folie d’avoir engagé Tiphany et Wilhem, je dois me sauver sans argent, ayant sacrifié la splendide fille du ministre du budget pour rien ! Si l’affaire se retourne contre nous, sachez, Sonia, qu’elle vous fera tomber bien avant moi ; vos deux protégés vous ont berné, ils roulent sans doute vers des lieux enchanteurs, tandis que, puisque vous ne me servez plus, je vais terminer mon travail.
       Robert se leva tranquillement du fauteuil de cuir usé de Sonia, ironisa en la regardant frémir devant cet homme inconscient qui, comme dans les films de série B, lui adressa une dernière fois la parole en disant :
       — Désirez-vous une dernière cigarette, Sonia ? Je peux encore vous accorder ça, vous savez ? J’aurais voulu prendre l’héroïne, Sonia, si je l’avais trouvée… Pas les pierreries, puisque je savais qu’elles étaient fausses… Le chemin est fini, ma pauvre !
       Il voulut faire un geste vers sa veste, peut-être pour y prendre une arme à feu, bien qu’il eût toujours travaillé à l’arme blanche, quand le plancher craqua derrière lui et que deux coutelas traversèrent l’air et atteignirent son thorax. On l’entendit pousser un cri strident et bruire en tombant :
       — Salauds !
       C’en était fini de Robert. Sonia poussa un soupir de soulagement, en regardant les deux jeunes gens qui étaient entrés, et elle termina simplement cet instant en disant à l’adresse de Tiphany et de Wilhem :
       — Merci, les gars ! C’est vraiment une chance que vous soyez arrivés alors que Robert était venu pour me butter ! Vous avez l’argent d’Exbrayat ? Bien. En ce qui concerne la drogue, elle se trouve à Vanette, au-dessus du lit. Je n’en ai pas besoin. Et, comme vous m’avez sauvé la vie, il est normal qu’elle vous revienne ! Encore merci !
       — Au revoir Sonia, dirent en chœur Tiphany et Wilhem.
       Ils allaient franchir la porte, quand on entendit deux coups de feu. Qui n’eût pas connu le « milieu » aurait pu être le témoin d’un spectacle déconcertant : les corps des jeunes Tiphany et Wilhem gisaient à même le sol, tandis que  Sonia se dirigeait vers le petit bar d’acajou, y déposait son 6, 35 et se versait un Bourbon.
       Quelle heure était-il, au juste ?

Liège (Belgique), 13 avril 2014



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